Une Journée des Parques (Alain-René LESAGE)

Songe divisé en deux séances.

Édité en 1735.

 

Personnages

 

CLOTHO

LACHÉSIS

ATROPOS

 

 

AVANT-PROPOS

 

Un après-souper, je m’amusai à lire, les remarques de M. Dacier sur les odes d’Horace, et je lus surtout avec attention un endroit où ce savant commentateur parle ainsi des Parques : « Suivant l’opinion des anciens, Clotho, Lachésis et Atropos étaient trois sœurs, filles de Jupiter et de Thémis. Hésiode les fait filles de la Nuit, et Platon, de la Nécessité. Clotho tient la quenouille et tire le fil, Lachésis tourne le fuseau, et Atropos coupe. Elles sont maîtresses de la vie des hommes, depuis qu’ils sont nés jusqu’à ce qu’ils meurent elles n’épargnent personne, et le fil tranché par Atropos est l’heure fatale de la mort. »

Dans un autre endroit, M. Dacier dit : « Les Parques se servaient de deux sortes de laines, de blanche et de noire. Elles employaient la blanche pour filer une vie longue et heureuse ; et l’autre, pour filer des jours malheureux et de peu de durée : ou plutôt (ajoute-t-il) elles filaient des laines qu’elles tiraient des paniers qui étaient à leurs pieds, et dans lesquels il y avait des fusées noires et des fusées blanches. Elles mêlaient ces laines en filant, lorsque la vie des hommes était mêlée ; c’est-à-dire que, pour marquer laine noire, qu’elles quittaient pour se servir de la blanche, lorsque ce malheur devait finir. Enfin, quand un mortel touchait à son dernier moment, et qu’Atropos se préparait à donner le coup de ciseau, le fil devenait tout noir. »

En lisant ce que je viens de rapporter, je m’arrêtais de moment en moment, et tâchais de me faire une image du travail des Parques ; mais la confusion des idées qui s’offraient là-dessus à mon esprit m’assoupit peu à peu, et donna, la nuit, occasion à un songe fort singulier. Je rêvai que j’étais au haut des cieux, dans une salle qui ressemblait au magasin d’un marchand de draps : j’y voyais tout autour des rayons sur lesquels il y avait une infinité de paquets de filasse et d’écheveaux de fils, et au bas une grande quantité de vases de différentes grandeurs, et qui me paraissaient d’une matière transparente, et semblables à celles de ces boules de savon que les enfants font pour s’amuser. La salle était vaste et bien éclairée ; les étoiles du firmament lui servaient de plafond.

Tandis que je regardais de tous mes yeux cette salle céleste, les trois Parques y parurent subitement, sans que je visse par où elles y étaient entrées. Elles avaient la forme de trois petites vieilles, sèches et laides à faire peur. Elles ne firent pas semblant de m’apercevoir, et commencèrent à s’entretenir, sans prendre garde à moi, qui entendis leur conversation.

À mon réveil, trouvant mon Songe assez plaisant, j’entrepris de l’écrire pendant que les images en étaient récentes. Voici à peu près quel fut l’entretien des Parques.

 

 

SÉANCE PREMIÈRE

 

CLOTHO, LACHÉSIS, ATROPOS

 

LACHÉSIS.

Holà ! filles de Jupiter et de Thémis, Atropos, Clotho, venez, mes sœurs ; mettons-nous à l’ouvrage : il est temps, ce me semble, de commencer la journée.

CLOTHO.

Oh, pour cela oui ! le nectar que nous venons de boire à la table des immortels nous a un peu amusées ; mais nous en reprendrons notre travail avec plus d’ardeur.

LACHÉSIS.

Vous avez raison. Çà, Clotho, préparez la quenouille ; mes doigts ne demandent qu’à tourner le fuseau. Filons, filons.

ATROPOS.

Coupons, coupons. Vulcain m’a fait un ciseau neuf, je veux l’essayer : voyons qui en aura l’étrenne.

CLOTHO.

Faisons d’abord descendre aux royaumes sombres quelques milliers d’hommes ; nous filerons et réglerons ensuite les destinées des humains qui naîtront aujourd’hui.

LACHÉSIS.

C’est bien dit. Que nous allons passer agréablement la journée !

CLOTHO, à Atropos, en lui présentant un paquet de fils.

Tenez, Atropos, je ne puis offrir un plus beau coup d’essai à votre ciseau, qu’en lui donnant à couper une partie de ce gros paquet de fils : ce sont les vies de deux cent mille combattants qui vont en découdre sur les frontières de Perse.

ATROPOS.

Que j’en vais coucher par terre !...

Elle coupe.

En voilà pour le moins trente mille à bas.

CLOTHO.

Laissons vivre le reste, jusqu’à ce qu’il nous prenne envie d’en faire un nouveau carnage. Il faut avouer que depuis quelques années nous avons envoyé bien des Turcs et des Persans aux enfers.

ATROPOS.

Nous n’avons pas moins expédié de Maures tant blancs que noirs. Quel plaisir pour nous d’avoir une autorité despotique sur tous les mortels, et de faire sentir, quand il nous plaît, à ces petites créatures, qu’il dépend de nous d’abréger ou de prolonger leurs jours ! Allons, mes sœurs, secondez-moi ; je suis en train de faire de la besogne. Je vous vois toutes deux dans la même disposition.

LACHÉSIS.

Vous auriez tort d’en douter.

ATROPOS.

Que de gens vont passer le pas après ces mahométans !

CLOTHO, apportant un autre paquet de fils.

Autre paquet de guerriers que je vous livre. Ce sont deux autres armées qui s’observent sur les bords du Pô, avec une vigilance infatigable, qu’une fureur égale anime, et qui brûlent d’en venir aux mains.

LACHÉSIS.

Il faut qu’elles se satisfassent.

ATROPOS, coupant.

J’en vais exterminer un grand nombre de part et d’autre.

CLOTHO.

Vous venez d’abattre bien des Français et des Piémontais.

ATROPOS.

Et encore plus d’Allemands.

LACHÉSIS, présentant deux écheveaux.

On assiège en Allemagne une place importante : outre une nombreuse garnison qui la défend, le Rhin, pour la rendre inaccessible, enfle ses eaux, et, par des débordements affreux, semble vouloir noyer les assiégeants ; mais plus ceux-ci trouvent d’obstacles, plus ils s’opiniâtrent à les surmonter : ils vont attaquer l’ouvrage-à-corne, et les assiégés se préparent à les repousser.

ATROPOS, coupant une partie des deux écheveaux.

Détruisons plus d’assiégeants que d’assiégés ; mais cela n’empêchera pas que la place ne se rende au premier jour : c’est un de nos arrêts.

LACHÉSIS.

Oui : mais ajoutons, s’il vous plaît, que les assiégeants perdront une tête dont la perte sera plus grande pour eux que celle de la ville pour les assiégés.

CLOTHO, montrant un autre écheveau.

Tranchez cet écheveau, vous ferez périr d’un seul coup cent cinquante, tant matelots que soldats et passagers qui sont dans un vaisseau vénitien, sur la mer Adriatique. Une horrible tempête vient de s’élever : les vents qui sifflent, et les flots qui mugissent, font trembler les rivages voisins. Le bâtiment est déjà démâté, fracassé ; il va couler à fond, si nous n’en ordonnons autrement.

ATROPOS.

Qu’il s’abîme ! qu’il s’abîme ! aussi bien les hommes qu’il porte ne sont bons qu’à noyer.

LACHÉSIS.

Je demande grâce pour un jeune bel-esprit français qui se trouve parmi les passagers ; qu’il se sauve sur une planche, et gagne les côtes d’Albanie.

CLOTHO.

Soit.

ATROPOS.

Hé bien, il se sauvera, puisque vous le souhaitez ; il ira se faire circoncire à Constantinople, où six mois après il sera empalé, pour avoir parlé avec irrévérence du grand prophète des musulmans.

LACHÉSIS.

Je n’ai voulu le sauver du naufrage que pour le faire traiter ainsi par les Turcs.

CLOTHO.

Puisque vous êtes si bien intentionnée pour ce bel-esprit, qu’il échappe donc à la fureur des eaux, et que tous les autres deviennent la pâture du poisson. Nous régalons si souvent de semblables mets les habitants aquatiques, que je ne sais si les hommes mangent plus de poissons, que les poissons ne mangent d’hommes.

ATROPOS, coupant tout l’écheveau à un fil près.

Les monstres marins vont faire bonne chère.

LACHÉSIS, apportant un autre écheveau.

Nouveau paquet de fils à couper. Un effroyable tremblement de terre se fait sentir dans une ville d’Italie ; toutes les maisons s’ébranlent, et la terre s’ouvre pour les engloutir avec les malheureux mortels qui les habitent. Combien ferons-nous périr de citoyens ?

CLOTHO.

Deux mille seulement. Quelque plaisir que nous prenions à massacrer les hommes, nous devons mettre des bornes à notre fureur ; autrement, le genre humain finirait bientôt.

ATROPOS.

Vous ne pensez pas à ce que vous dites, Clotho, Quand nous donnerions aujourd’hui la mort à deux cent mille personnes, ce ne serait pas une nuit de Londres, de Paris et de Pékin.

LACHÉSIS.

Atropos dit la vérité. Exerçons hardiment la puissance que nous avons sur les humains. Malgré la vaste étendue des mers, et les espaces immenses de terre qui séparent les peuples, nous allons des uns aux autres en un clin d’œil : en un mot, nous avons l’univers sous nos yeux ; nous voyons tout ce qui s’y passe ; immolons sans miséricorde ceux que nous voudrons ôter du monde.

CLOTHO, apportant un gros paquet de fils.

Voici les fils des habitants de la ville de Mexico où règne une maladie contagieuse : nous retranchâmes hier du nombre des vivants mille de ces malheureux ; faisons-en mourir aujourd’hui quinze cents, non compris quelques Espagnols qui, par nécessité, ont épousé des Mexicaines, et qui aiment mieux vivre misérablement dans la nouvelle Espagne que de s’en retourner dans l’ancienne sans avoir fait fortune.

ATROPOS, coupant une partie des fils.

Que ces Espagnols sont glorieux !

LACHÉSIS, présentant un nouvel écheveau.

Ce petit écheveau contient les fils de cinquante Indiens du Pérou qui se sont assemblés sur une montagne haute et pointue, pour y célébrer la mémoire de leur Inca le bon Atabalippa. Ne nous opposons point à leur courageuse résolution : ils ont pour témoins de l’action immortelle qu’ils vont faire plus de dix mille spectateurs qui sont accourus là pour les voir et les admirer. Ces cinquante victimes ont déjà chanté des vers à la louange de leur Inca : ils ont fait entendre les tristes sons de leurs flûtes : les voilà qui tombent dans une humeur noire : ils vont se dévouer à la mort, et se précipiter du haut en bas, pour aller dans l’autre monde rendre service à leur prince.

ATROPOS, après avoir coupé l’écheveau.

Ces Indiens du Pérou sont de bonnes gens ; en vérité, ils méritaient bien que les Espagnols, en faisant la conquête de leur pays, les traitassent un peu plus humainement qu’ils n’ont fait.

CLOTHO, donnant un petit paquet de fils.

Jupiter va lancer sa foudre auprès de Saint-Domingue sur le vaisseau d’un corsaire anglais. Tout l’équipage, par des actions impies et barbares, s’est attiré la colère des dieux : le tonnerre tombe en cet instant sur l’endroit du navire où sont les poudres : le bâtiment saute en l’air avec tous les hommes qui sont dessus.

ATROPOS, coupant.

Qu’ils aillent joindre Ajax dans les enfers.

LACHÉSIS, présentant un écheveau.

Vous voyez soixante-quinze religieux mendiants assemblés dans un chapitre général qui se tient actuellement dans un coin de la Basse-Bretagne : ceux qui sont nobles d’origine disent que les premières dignités de leur ordre appartiennent de droit aux moines gentilshommes les roturiers prétendent y avoir part ; et proposent qu’on rende les dignités alternatives. C’est la querelle des patriciens et des plébéiens. Les révérends pères, de part et d’autre, s’échauffent là-dessus, et vont finir leurs débats à coups de bâton : ils tirent de dessous leurs robes des gourdins dont ils sont armés, et les voilà qui s’assomment. Combien souhaitez-vous qu’il en demeure sur le carreau ?

CLOTHO.

Quinze : savoir, dix simples religieux, trois gardiens, un provincial et un définiteur.

ATROPOS, après avoir coupé.

L’affaire en est faite, il y a quinze morts et vingt blessés.

LACHÉSIS.

Ce n’est pas trop pour un combat capitulaire de moines bas-bretons.

CLOTHO, tenant plusieurs fils.

Nouvelle opération pour nous.

ATROPOS.

De qui sont ces fils que vous tenez ?

CLOTHO.

De quatre Allemands qui font la débauche à Strasbourg avec deux comédiennes françaises ; depuis vingt-quatre heures qu’ils sont à table, ils ont bu deux cents bouteilles de vin ; ils ne peuvent plus se soutenir sur leurs chaises. Les ferons-nous crever tous ?

LACHÉSIS.

Non pas, s’il vous plaît : passe pour les hommes ; à l’égard des femmes, qu’elles n’en soient pas même incommodées ; car elles doivent recommencer demain, sur nouveaux frais, avec deux officiers de la garnison, qui leur donnent à souper : je suis bien aise que cette partie se fasse. Vous souvient-il, mes sœurs, que nous avons filé à ces deux demoiselles des jours bien agréables.

ATROPOS.

Oh ! que oui, je m’en souviens.

CLOTHO.

Et moi pareillement : à telle enseigne que nous avons décidé qu’elles iront toutes deux à Paris, où elles feront différemment leur fortune : l’une abandonnera sa profession pour se rendre esclave d’un riche galant qui la traitera à la turque, la tiendra prisonnière dans un appartement magnifique, où elle ne verra que son geôlier et ses guichetiers.

LACHÉSIS.

Effectivement tel a été notre décret.

ATROPOS.

J’ai oublié ce que nous avons ordonné de sa compagne.

CLOTHO.

Sa compagne, plus heureuse, jouira d’une entière liberté, brillera sur la scène, se nippera suivant le goût de quelques seigneurs généreux, et amassera beaucoup d’espèces ; mais une vie si délicieuse ne sera pas de longue durée. Cette actrice, à la fleur de son âge, disparaîtra subitement : nous la déroberons d’un coup de ciseau aux applaudissements du public ; et, malgré tout son bien, ses funérailles seront aussi modestes que celles d’une de ses pareilles seront superbes, presque dans le même temps, chez un peuple voisin.

LACHÉSIS.

Ce peuple-là fait trop d’honneur au talent dramatique, et les Français n’en font point assez. Les génies des nations sont différents, comme vous voyez.

CLOTHO, apportant un écheveau.

Cette petite botte de fils parisiens va nous amuser quelques moments.

ATROPOS.

Que vous me faites de plaisir, ma chère Clotho, en m’apportant ces fils ! je suis charmée quand j’expédie des habitants de Paris.

LACHÉSIS.

Et c’est ce qui nous arrive tous les jours.

CLOTHO.

Je vous livre d’abord ce philosophe chimiste, qui, se voyant parvenu à son quatorzième lustre, a rompu tout commerce avec ses amis, et s’est renfermé dans son laboratoire pour n’en plus sortir : il ne veut plus voir personne qu’une gouvernante qui a soin de lui depuis trente ans : il s’ennuie, dit-il, de vivre ; et, quoiqu’il se porte à merveille, il se tient toujours au lit comme un malade qui se croit près de sa fin.

LACHÉSIS.

Ce pauvre philosophe s’est brûlé le cerveau en faisant ses opérations chimiques.

ATROPOS, coupant le fil.

Puisque la vie n’est plus qu’un fardeau pour lui, je veux bien, par pitié, l’en délivrer.

CLOTHO, tirant un autre fil de l’écheveau.

Tandis que vous êtes si pitoyable, tirez de peine ce malheureux bourgeois, qui, s’étant toujours trouvé dans l’indigence, a depuis peu enterré son frère, qui lui a laissé deux cent mille francs en bonnes espèces. Peu s’en est fallu que la joie de recueillir une si riche succession ne lui ait troublé l’esprit ; et il serait moins à plaindre qu’il n’est, si ce malheur lui était arrivé.

LACHÉSIS.

D’où vient donc ?

CLOTHO.

C’est qu’il ne sait ce qu’il doit faire de son argent : la crainte de le mal placer l’agite sans cesse : il n’a pas un moment de repos, rien ne lui paraît sûr : c’est un garçon bien embarrassé.

ATROPOS, coupant.

Je vais, par charité, mettre fin à son embarras.

CLOTHO, souriant et tirant un fil du même écheveau.

Quelle bonté ! il faut que je vous fournisse encore une occasion de faire une action charitable

ATROPOS.

Je ne la laisserai pas échapper.

CLOTHO.

C’est trop laisser languir ce bon chanoine octogénaire, qui, sans compter l’asthme qui l’étouffe, a une ankylose au genou droit, et une sciatique à la cuisse gauche. Guérissons-le radicalement de tous ses maux ; aussi bien n’est-il plus d’aucune utilité sur la terre. Il y a au moins dix ans que nous aurions dû faire vaquer sa prébende.

LACHÉSIS.

Véritablement on voit comme cela dans le monde d’antiques figures dont on n’a pas tort de nous reprocher la trop longue existence. C’est un défaut d’attention dont nous devons nous corriger.

ATROPOS.

Corrigeons-nous-en donc, ne faisons point de quartier à la décrépitude.

CLOTHO, montrant un autre fil.

Faites donc main-basse sur ce vieux professeur de l’université, qui depuis plus de soixante ans ne fait point nettoyer ses habits, de peur de les user. C’est un pédant entêté des anciens. Il est tombé malade ; et comme il croit qu’il ne reviendra pas de sa maladie, il disait ce matin à un de ses amis : Ce qui me console, en mourant, c’est de n’avoir jamais lu aucun auteur moderne.

LACHÉSIS, riant.

La plaisante consolation !

ATROPOS, coupant.

Qu’il meure donc content ce fidèle partisan de l’antiquité.

CLOTHO, présentant trois fils à la fois.

Voici encore trois mortels qui sont cause qu’on crie après nous tous les jours, et que nous semblons en effet avoir entièrement mis en oubli. Ce sont trois vieillards qui ne sauraient plus s’acquitter de leurs fonctions ordinaires : un avocat qui ne peut plus employer son éloquence à soutenir l’injustice ; un médecin célèbre qui ne tue plus de malades ; et un bon père capucin qui ne peut plus sortir de son couvent pour aller dîner en ville.

LACHÉSIS.

Faisons promptement disparaître ces vénérables personnages.

ATROPOS, tranchant les trois fils.

C’est leur faire plaisir que d’abréger une vie si triste.

CLOTHO, montrant un autre fil.

Ce fil délié attend de nous la même grâce : c’est le tissu des jours d’une belle et vertueuse comtesse, fort avancée dans sa carrière, Nous lui avons filé une vie longue et sans traverses ; mais la bonne dame est une dévote qui s’aime, et qui vieillit de mauvaise grâce. Au lieu de laisser tranquillement ses charmes, tomber en ruine, elle en pleure, tous les matins, la perte à sa toilette, en se regardant dans son miroir. Je suis d’avis, que nous terminions le cours de sa vie, pour prévenir le désespoir où elle serait bientôt de se voir décrépite.

ATROPOS, coupant.

J’y consens épargnons-lui ce chagrin.

LACHÉSIS.

J’opine aussi pour qu’on lui rende ce service. Il faut avouer qu’il y a des moments où nous sommes tout-à-fait obligeantes.

CLOTHO, présentant deux fils.

Ces deux fils féminins méritent aussi un coup de ciseau. Ce sont deux vieilles extravagantes ; l’une est veuve, et l’autre fille. La première a fait la folie de se dépouiller de tous ses biens, pour établir avantageusement ses enfants, qui par reconnaissance la laissent manquer de tout. La dernière, née tendre et généreuse, se trouve sans biens et sans adorateurs, après avoir pendant cinquante ans soudoyé des cadets.

LACHÉSIS, d’un air railleur.

Je plains ces deux pauvres créatures !

ATROPOS, coupant les deux fils.

Cessez de les plaindre ; elles ne vivent plus.

CLOTHO, donnant un autre fil.

Donnez promptement un passeport pour les enfers à ce vieux goutteux de banquier en cour de Rome : vous comblerez par-là les vœux de sa jeune épouse, qui brûle d’impatience de se voir en état de faire remplir sa place par un gros chantre dont elle apprend la musique.

ATROPOS, coupant.

Il faut la satisfaire ; mais je crois qu’elle aurait un peu moins d’empressement à convoler en secondes noces, si elle savait que son maître à chanter doit changer de note dès qu’il sera devenu son mari.

LACHÉSIS, apportant un fil.

Purgeons la terre de ce vieux prêtre, qui a passé les deux tiers de sa vie dans la pauvreté, et qui possède à présent vingt bonnes mille livres de rente en bénéfices, qu’il doit moins à sa vertu qu’à l’esprit intrigant dont nous l’avons doué le jour de sa naissance. Bien loin de faire part de ses richesses aux pauvres, il se plaît à thésauriser. Il est si attaché à ses louis d’or, qu’il se fait un plaisir de les compter tous les soirs, et de les baiser l’un après l’autre, en les remettant dans son coffre. Enfin il ne vit plus, comme autrefois, du produit de ses messes, et il est si las d’en avoir dit, qu’il ne veut plus même en entendre.

ATROPOS, coupant.

Voilà qui est fini ; il ne baisera plus ses louis d’or, qui vont être partagés entre deux ou trois héritiers, que, par avarice et par orgueil, il n’a pas voulu voir pendant sa vie.

CLOTHO va prendre un nouveau fil qu’elle apporte.

Parmi les vieillards qui vivent encore par notre négligence, j’en aperçois un qui s’attire ma compassion. C’est un religieux que ses confrères tiennent depuis trente années enfermé dans un cachot noir, où ils le nourrissent si sobrement, qu’il n’a plus que la peau et les os.

LACHÉSIS.

Une pénitence si rude suppose qu’il a commis quelque grand crime.

CLOTHO.

Quelque grande que soit sa faute, il l’a bien expiée par les maux qu’il a soufferts. Il y a plus de vingt-cinq ans qu’il s’efforce en vain tous les jours de fléchir sa communauté par des prières et par des larmes. Il n’implore plus que notre secours faisons voir que nous avons moins de dureté que des moines.

ATROPOS, coupant le fil.

Prêtons-lui donc notre assistance.

LACHÉSIS, présentant un autre fil.

Payons en même temps les dettes d’un vieil évêque obsédé, tourmenté, persécuté par une foule importune de créanciers. Comme sa grandeur n’a point d’autres revenus que ceux de son évêché, qui ne lui rapporte que cinquante mille livres par an, elle a été obligée d’emprunter de toutes parts pour mieux soutenir la dignité de l’Église. On veut aujourd’hui qu’il fasse à ses créanciers des délégations qui le réduiraient à vivre bourgeoisement.

ATROPOS.

Bourgeoisement ! ah ! quel affront on veut faire à un prélat ! il faut le lui épargner. Envoyons monseigneur dans les champs qu’habitent les ombres heureuses.

Elle coupe le fil.

CLOTHO.

Bon : qu’il aille dans ce charmant séjour, pourvu que messieurs les juges ne lui fassent pas prendre la route du Tartare, pour venger ses créanciers.

LACHÉSIS, apportant un nouveau fil.

Il me vient une maligne envie que je veux satisfaire. Un vieux et riche bourgeois a deux enfants mâles. Il a revêtu l’aîné, dont il est idolâtre, d’une charge fort honorable ; et, pour faire tomber sur lui tout son bien, il a forcé son second fils, qu’il n’aime point, à se jeter dans un couvent. Ce cadet, pour obéir à son père, a pris le froc sans vocation ; et, après avoir fait des vœux qui le lient, il vient d’apostasier. Pour punir le vieillard d’avoir fait un mauvais moine, tranchons les jours de son fils aîné, qui n’a point d’enfants.

ATROPOS, coupant.

Cela n’est pas mal imaginé : c’est en effet le moyen de mortifier le père ; il aura le chagrin d’avoir, pour enrichir un de ses fils, causé inutilement le malheur de l’autre.

LACHÉSIS.

Et de penser que ses collatéraux, qu’il hait et né voit point, vont devenir ses héritiers.

Lachésis et Clotho prennent chacune plusieurs fils, qu’Atropos coupe à mesure qu’ils lui sont présentés.

CLOTHO.

J’ai aussi mes fantaisies, moi.

ATROPOS.

Qui vous empêche de les contenter ?

CLOTHO, présentant trois fils à la fois.

Point de miséricorde pour ces trois fils retors que j’abandonne à votre ciseau. Ce sont deux Normands et une aventurière de Gascogne : ils ont quitté leur pays pour aller chercher fortune à la bonne ville de Paris, mère nourrice des cadets de ces deux nations. Un de ces Normands, après avoir pris la livrée d’un fermier général, et passé par les emplois qui y sont attachés, est devenu le seigneur du village où il est né. L’autre, qui a fait ses études dans la ville de Caen, a mis son latin à profit, en se glissant chez un gros collateur dont il a trouvé le moyen de gagner l’amitié et d’attraper deux bénéfices considérables : et la Gasconne, aussi prudente que jolie, s’est fait un petit fonds de cinquante mille écus des deniers des trois états.

ATROPOS, tranchant les trois fils.

Puisque vous le voulez, le seigneur de village, l’aventurière et le bénéficier vont se rendre dans un instant à la redoutable prairie[1], où Æacus les attend pour les interroger. Je crois que ce juge n’aura pas besoin de Minos pour savoir s’il doit les condamner à prendre le chemin du Tartare.

LACHÉSIS, donnant un fil à couper.

Délivrons le genre humain de cet abbé prodigue qui ne peut vivre avec soixante mille livres de rente, qui s’endette de tous côtés, qui friponne le tiers et le quart, et qu’enfin la nécessité d’avoir de l’argent rend capable de tout. Sa bourse, comme le tonneau des Danaïdes, se vide sitôt qu’elle est remplie. Si tous les rois de la terre lui voulaient envoyer leurs revenus, il viendrait à bout de les dépenser.

ATROPOS, se hâtant de couper.

Ah ! quel bourreau d’argent ! il ne mérite pas de voir le jour.

CLOTHO, présentant un nouveau fil.

Point de pardon pour ce plaideur extravagant. Sa partie est une femme qui a été sa maîtresse pendant vingt années pour le moins ; il l’a depuis peu épousée, et il plaide en séparation.

ATROPOS, coupant.

Quel fou !

LACHÉSIS, donnant un autre fil.

Finissons les divisions, qui règnent dans la famille d’un marchand injuste et capricieux ; quoiqu’il ait soixante-quinze ans passés, il ne veut pas que ses deux fils se mêlent de ses affaires, qu’ils conduiraient pourtant bien mieux que lui.

ATROPOS, tranchant le fil du père.

Je vais mettre d’accord le père et les enfants.

CLOTHO, offrant un autre fil.

Coupez ce fil : c’est celui d’un ecclésiastique des plus patelins qu’il y ait dans le séminaire : l’hypocrite a si bien fait, qu’on l’a nommé à une abbaye considérable : il a déjà envoyé son argent à Rome pour payer ses bulles elles sont en chemin ; faisons disparaître monsieur l’abbé avant qu’elles arrivent...

ATROPOS, tranchant le fil.

Il n’aura pas le plaisir de les voir.

LACHÉSIS, donnant un autre fil, et riant.

Un gros cochon d’homme gourmand rêve qu’il est à table, et se réveille en sursaut ; il sonne une clochette pour appeler son cuisinier, et lui ordonner de lui préparer pour son dîner les mets qu’il vient de voir en dormant ayons la malice de priver ce gourmand du plaisir de faire ce repas.

ATROPOS, coupant.

Vous voilà satisfaite.

CLOTHO, apportant un écheveau.

Ces fils sont ceux de vingt voleurs, et d’autres pareils honnêtes gens qui sortent des prisons de Londres, pour aller subir le châtiment auquel ils ont été condamnés par la justice. L’étonnante nation ! ces criminels se rendent d’un air tranquille au lieu de leur supplice.

ATROPOS, coupant l’écheveau.

Oh ! les Anglais sont des hommes bien résolus ; ils quittent pour la plupart sans regret la vie, et ne craignent pas la maison de Pluton ; soit qu’ils croient qu’il n’y en a point, soit que, persuadés qu’il faut tôt ou tard cesser de vivre, il leur soit indifférent de mourir aujourd’hui ou demain.

LACHÉSIS.

Attendez, mes chères sœurs, je fais une réflexion : nous sommes trop bonnes aujourd’hui ; nous ne détruisons que des sujets insensés, inutiles ou incommodes dans la société civile : à quoi pensons-nous donc ? Est-ce ainsi que les Parques, qui ne sont pas moins cruelles que les Euménides, doivent s’occuper ? On dirait, à voir le choix que nous faisons de nos victimes, que nous cherchons à paroître équitables aux yeux des hommes : il semble que nous ayons peur qu’ils désapprouvent nos actions, comme si nous nous mettions en peine de leurs plaintes et de leurs murmures.

CLOTHO.

Le reproche est juste nous faisons des destinées une espèce de chambre de justice ; nous n’y songeons pas effectivement : frappons des coups moins mesurés : baignons-nous dans le sang humain : que l’on nous reconnaisse à la malice et à la barbarie de nos opérations.

ATROPOS.

Ces sentiments me charment. Apportez-moi, mes mignonnes, les fils des mortels les plus respectés sur la terre, et soyons insensibles à la douleur que nous allons causer.

LACHÉSIS.

Vous pouvez compter sur notre fermeté.

CLOTHO, tirant un fil d’un nouvel écheveau.

Le beau coup à faire, ma chère Atropos ! remplissons d’étonnement l’Europe et l’Asie. Tranchez ce fil ; c’est un meurtre digne de nous : ôtons la vie et la couronne à ce jeune empereur qui fait concevoir à ses peuples de si belles espérances : il a jeté les yeux sur une princesse de sa cour, et il se dispose à la faire monter sur le trône : tout est prêt pour son mariage, dont la cérémonie se fera demain, si nous l’avons pour agréable ; mais prenons plaisir à tromper l’attente de ce jeune monarque : changeons l’appareil de ses noces en funérailles répandons la consternation dans son palais ; et divertissons-nous de la tristesse de ses plus chers courtisans.

ATROPOS, coupant.

L’affaire en sera bientôt faite : le fil de la vie d’un souverain n’est pas plus difficile à couper qu’un autre.

LACHÉSIS, apportant un fil.

Une jeune et charmante princesse, qui fait l’ornement d’une des plus belles cours de l’univers, est malade elle est environnée de médecins qui se flattent qu’ils la guériront ; mais rendons leurs espérances vaines, comme nous faisons le plus souvent dans les maladies aiguës.

ATROPOS, coupant.

Je vais lui porter le coup mortel, sans être touchée des larmes du prince son époux, qui se désespère au pied de son lit, ni des lamentations des femmes qui sont autour d’elle.

CLOTHO.

À cette inhumaine et noble fermeté, je reconnais ma sœur. Courage, Atropos ; après les deux expéditions que vous venez de faire, je ne crains pas que vous refusiez de prêter la main à celle-ci.

Elle lui présente un fil.

ATROPOS.

Qu’est-ce que ce fil ?

CLOTHO.

C’est celui d’un général d’armée, d’un grand capitaine, qui réunit en lui toutes les qualités des héros : faites-lui sentir votre ciseau au milieu de ses troupes ; vous trancherez une vie que le fer et le feu respectent depuis soixante-dix ans.

ATROPOS, coupant.

Nous lui avons filé tant de jours glorieux, qu’il doit mourir content.

LACHÉSIS, donnant un autre fil.

Main-basse, main-basse sur cet illustre magistrat, qui aime l’éclat et la dépense ; juge fort aimé, fort estimé, et des plus éclairés.

ATROPOS, d’un air étonné.

Vous n’y faites pas réflexion, Lachésis ?

LACHÉSIS.

Pardonnez-moi.

ATROPOS.

Nous ferons mal notre cour à ma mère, en ôtant sitôt du nombre des vivants un de ses plus zélés sacrificateurs.

LACHÉSIS.

Coupez, coupez toujours à bon compte. Thémis nous grondera d’abord ; ensuite elle s’apaisera quand nous lui représenterons que les Parques n’épargnent personne, et que d’ailleurs ce magistrat qu’elle affectionne sera fort bien remplacé.

ATROPOS.

Oh ! Thémis se contentera de ces raisons...

Elle coupe le fil.

Voilà notre magistrat dépouillé du pouvoir de juger les autres. Il va paroître lui-même devant les juges des enfers, et entendre prononcer son arrêt.

 

 

SÉANCE DEUXIÈME

 

CLOTHO, LACHÉSIS, ATROPOS

 

CLOTHO.

Sauf votre meilleur avis, mes sœurs, je juge à propos que nous nous reposions un peu.

LACHÉSIS.

Que dites-vous, Clotho ? Est-ce que nous sommes faites pour le repos ? 

CLOTHO.

Non : mais nous nous délassons en changeant de travail. Ainsi, pour quelques moments, cessons de couper des fils ; commençons à nous servir de la quenouille. Le plaisir de filer les aventures des enfants qui naissent est celui qui a le plus de charmes pour moi.

ATROPOS.

Je vous dirai la même chose, quoique je me divertisse fort à jouer des ciseaux.

LACHÉSIS.

Nous sommes donc d’accord toutes trois : filer est mon occupation favorite ; aussi suis-je chargée de tourner le fuseau. Allons, mes petites, apportez vite les paniers où sont nos filasses blanches et nos filasses noires : arrangez autour de moi tous les vases où je trempe ordinairement le bout de mes doigts quand je file, et qui contiennent diverses liqueurs, dont les unes communiquent aux hommes les vices et les autres les vertus.

ATROPOS, apportant un vase.

Voici déjà un des vases où vous mettez le plus souvent la main c’est celui de la volupté.

CLOTHO, apportant deux vases.

Et voilà les vases du jeu et de l’ivrognerie : vous n’y trempez pas moins souvent les doigts.

ATROPOS, apportant un autre vase.

Vous voyez celui dont la liqueur a été puisée dans le Styx, et qui fait les tyrans, les assassins et les autres mauvais hommes.

CLOTHO, apportant deux nouveaux vases.

Ces vases sont ceux du mensonge et de la trahison.

Atropos et Clotho apportent tous les vases des passions, des vices et des vertus, et les arrangent autour de Lachésis.

LACHÉSIS, regardant de tous côtés.

Je ne vois point ici les vases de la douceur et de la beauté.

ATROPOS.

Ils sont l’un et l’autre à votre main gauche.

LACHÉSIS.

Ah ! oui, oui, je les démêle...

Elle s’aperçoit que Clotho cherche quelque chose.

Que cherchez-vous, Clotho ?

CLOTHO.

Je cherche un vase que je ne trouve point ; on dirait que nous ne l’avons plus.

LACHÉSIS.

Quel vase est-ce donc ?

CLOTHO.

Celui de la chasteté.

LACHÉSIS.

Je sais où il est ; mais nous n’en aurons pas besoin peut-être aujourd’hui : il ne faut pas nous en servir tous les jours ; nous ne pouvons assez le ménager : nous avons, dans les premiers temps du monde, fait une si grande consommation de la liqueur qu’il y avait dedans, qu’à peine nous en reste-t-il pour faire des filles religieuses.

ATROPOS.

Passons-nous en donc, ainsi que du vase de l’humanité : il est encore bien précieux, celui-là aussi le conservons-nous fort soigneusement ; nous ne nous en servons presque plus, même quand nous faisons des moines.

LACHÉSIS.

Çà, filons... mais attendez, il nous manque encore quelque chose.

CLOTHO.

Quoi ?

LACHÉSIS.

Le petit panier où il y a des fils d’or et des fils de soie. La fantaisie peut nous prendre aujourd’hui de rendre quelque mortel heureux.

ATROPOS.

C’est une fantaisie que nous avons bien rarement.

CLOTHO, apportant un petit panier de fils d’or et de soie.

Si par hasard cette envie nous vient, voici de quoi la satisfaire.

LACHÉSIS.

Filons, donc présentement les destinées des enfants qui vont naître.

CLOTHO.

Il en est déjà né plusieurs depuis que nous sommes à l’ouvrage. Il vient d’éclore entre autres, dans le sérail du grand seigneur, un prince dont la sultane favorite est accouchée : commençons par-là.

Elle tire la filasse pour filer.

LACHÉSIS, filant.

Arrêtons, statuons et ordonnons que la vie de ce prince naissant soit longue : qu’il passe sa plus tendre enfance dans le sein de son père et de sa mère, et qu’il augmente en eux, par ses gentillesses, l’amour dont il est le doux fruit.

ATROPOS.

Marquez, Lachésis, marquez par quelques nuances noires l’affreux péril dont je veux qu’il soit menacé, avant qu’il ait atteint sa sixième année. Les janissaires, si redoutables à leurs maîtres, se révolteront contre le gouvernement, déposeront le père du jeune prince, et mettront sur le trône le frère du sultan déposé. Le nouvel empereur d’abord sera tenté de suivre les maximes sanguinaires de ses prédécesseurs, et de faire étrangler son neveu ; mais il ne succombera point à une si cruelle tentation ; au contraire il concevra pour lui l’amitié la plus forte, et prendra autant de soin de son éducation, que s’il était son propre fils.

CLOTHO.

Ajoutons à cela, je vous prie, que le jeune prince demeurera pendant un grand nombre d’années dans le sérail ; après quoi, par une nouvelle révolution, qui coûtera la vie à plus de soixante mille musulmans, son oncle sera déposé à son tour, et lui, élevé à l’empire : il reprendra donc la place de son père, qui sera mort, et usant aussi d’humanité, il épargnera le sang de sa famille.

LACHÉSIS.

Je souscris à ces décisions. Qu’elles soient des arrêts irrévocables des Parques. Passons à un autre enfant.

ATROPOS.

Doucement, ma sœur. D’où vient qu’en filant la vie de ce prince nouveau-né, vous n’avez fait aucun usage de nos vases ? C’est pour en faire sans doute un prince sans vices et sans vertus.

LACHÉSIS.

Hé bien, ce ne sera pas le premier que nous aurons fait de ce caractère-là.

CLOTHO.

J’en demeure d’accord ; mais donnez-lui du moins une dose raisonnable de volupté : voulez-vous qu’il vive dans son sérail comme un chartreux dans sa cellule ?

LACHÉSIS, souriant, et trempant ses doigts dans le vase de la volupté.

Non vraiment, je n’y pensais pas. J’allais faire là un pauvre sultan.

ATROPOS.

Passons de Constantinople à Pékin. Nous venons de régler les principaux événements de la vie d’un prince turc, filons présentement le sort d’une princesse née depuis un quart d’heure au palais de l’empereur de la Chine : c’est la cinquième fille de ce grand monarque. La mère de cette princesse est une des trois concubines de la seconde classe[2], et la même qui, l’année dernière, accoucha d’un prince que sa majesté chinoise doit un jour choisir pour son successeur. Nous avons, comme vous savez, doué l’enfant mâle de toutes les inclinations de son père, surtout d’un grand attachement aux cérémonies de la secte des bonzes, avec une extrême curiosité d’apprendre des choses qu’il ne convient guère aux rois de savoir : quelles qualités jugez-vous à propos de donner à la femelle ?

CLOTHO.

De bonnes et de mauvaises. Qu’elle ait de l’esprit, de la beauté, avec des pieds si petits[3], qu’elle ne puisse se soutenir dessus ; mais qu’elle ait des moments de caprice et d’humeur noire, qui fassent enrager les femmes qui sont autour d’elle.

LACHÉSIS, après avoir mis la main dans les vases du caprice, et dans les vases de l’esprit et de la beauté.

Cette princesse, je vous assure, sera bien difficile à servir.

ATROPOS.

De la fille d’un empereur, daignerez-vous descendre à deux enfants du commun ?

CLOTHO.

Hé, pourquoi non ? Est-ce que tous les hommes ne sont pas égaux pour nous ?

LACHÉSIS.

Sans doute : à mesure qu’ils naissent, nous devons sans distinction filer leurs aventures.

ATROPOS.

Nous sommes encore à la Chine. Une brodeuse de l’île d’Emouy vient d’enfanter deux garçons à la fois. Leur père, qui vit dans l’indigence, se voyant hors d’état de les bien élever, s’attendrit sur leur misère, et poussé par une cruelle compassion, il est tenté de les aller noyer dans la mer.

CLOTHO.

C’est qu’il croit à la métempsycose, et qu’il espère qu’à la première transmigration, les âmes de ses enfants animeront des corps plus heureux.

LACHÉSIS.

Arrachons ces jumeaux à la barbare pitié de leur père.

ATROPOS.

Volontiers faisons-les adopter, l’un, par un officier du mandarin qui connaît des affaires civiles dans la province ; l’autre, par un marchand de soie crue, lequel ne pouvant avoir d’enfant ni de sa femme ni de ses concubines, aura recours à cette adoption, dans la vue d’avoir, après sa mort, un fils qui vaque aux sacrifices domestiques, et brûle de petits morceaux de papier doré devant les âmes de leurs aïeux.

CLOTHO.

J’admire la pieuse tendresse de ces bons Chinois pour leurs ancêtres : ils ont beau croire la mortalité de l’âme ou la métempsycose, cela ne les empêche pas d’aller toujours leur train, et de s’imaginer que les esprits de leurs défunts parents voltigent autour des tablettes où leurs noms sont gravés en lettres d’or.

LACHÉSIS.

Rien ne prouve mieux le pouvoir que la coutume a sur les hommes.

ATROPOS.

Que deviendront nos jumeaux adoptés ?

CLOTHO.

Celui que l’officier du mandarin aura fait son héritier s’adonnera de tout son cœur aux sciences ; et son père adoptif aura la satisfaction de le voir parvenir au degré glorieux de licencié.

LACHÉSIS, après avoir trempé les doigts dans les vases des sciences.

Trois ans après, notre petit brodeur obtiendra une place honorable dans le collège des docteurs qui écrivent les annales de l’empire chinois, et sont chargés du soin de recueillir les lois, tant anciennes que modernes.

CLOTHO.

Dans la suite il sera tiré de ce collège : il deviendra précepteur du prince aîné de la Chine ; et le reste de sa vie ne sera qu’un enchaînement d’honneurs et de plaisirs.

ATROPOS.

Comme il nous a pris fantaisie de faire un sujet vertueux et fortuné de cet enfant, faisons aussi, par caprice, un fripon et un malheureux de son frère. C’est ce que nous faisons tous les jours.

LACHÉSIS.

Vous me prévenez.

CLOTHO.

C’est ce que j’allais vous proposer.

ATROPOS, souriant.

Dans la disposition où nous sommes toutes trois, nous allons faire un aimable garçon... Allons, Lachésis, mettez d’abord la main dans tous les vases des vices. Il s’agit ici de former un mortel qui soit capable de tout.

LACHÉSIS, après avoir trempé les doigts dans plusieurs vases.

Vous pouvez, mes sœurs, ordonner présentement de ce garçon tout ce qu’il vous plaira je vous proteste que je viens de lui donner les dispositions nécessaires à bien jouer dans le monde les personnages que vous voudrez.

CLOTHO.

Ces bonnes semences qu’il reçoit de votre main bienfaisante vont germer à vue d’œil : il fera mille espiègleries dans son enfance. Le marchand de soie crue, après avoir en vain mis en usage tous les châtiments pour le corriger, l’abandonnera. Le jeune homme, suivant ses mauvaises inclinations, tombera bientôt entre les mains de la justice, qui se contentera de le punir, pour la première fois, en lui faisant appliquer sur les fesses cinquante coups de canne de bois de bambou ; ce qui ne le rendra pas plus sage. Il se fera condamner aux galères pour trois ans ; après quoi il ira se présenter aux bonzes de la pagode qui est auprès de la ville de Focheu. Ils le recevront gracieusement, et lui permettront d’aspirer à l’honneur d’être de leur secte.

LACHÉSIS.

Oh ! puisqu’il doit devenir bonze, il faut que je lui donne l’esprit de son état. Je n’ai pas trempé les doigts dans le vase de l’hypocrisie...

Elle met la main dans le vase de l’hypocrisie.

Il ne lui manque à présent aucune des vertus qu’ont ces vénérables solitaires.

CLOTHO.

Avant que les bonzes l’initient à leurs mystères, ils lui laisseront croître la barbe et les cheveux pendant l’espace d’une année entière, lui feront porter une robe déchirée, et l’obligeront d’aller de porte en porte chanter les louanges de Fo, l’idole de cette pagode. De plus, il ne mangera rien que des herbes et des fruits. Il faudra qu’il combatte sans cesse le sommeil ; et, quand il n’y pourra résister, un de ses confrères, chargé du soin de le réveiller à coups de bâton, s’en acquittera fort exactement. Après un si doux noviciat, il endossera une longue robe grise : on lui mettra sur la tête un bonnet de carton sans bords, et doublé d’une toile noire : ensuite tous les bonzes entonneront des hymnes dont personne n’entendra le sens ; et leur chant, accompagné de petites clochettes, fera une espèce de charivari assez réjouissant. Enfin la cérémonie de la réception de ce nouveau bonze finira par un repas où il y aura plus d’abondance que de délicatesse, et où tous les confrères boiront à l’envi, jusqu’à ce qu’ils soient ivres-morts.

ATROPOS, à Clotho.

Est-ce là tout ce que vous voulez ordonner qu’il arrive à ce pieux Chinois ?

CLOTHO.

Ajoutez-y ce qu’il vous plaira.

ATROPOS.

C’est ce que je vais faire. Quinze ans après avoir été reçu bonze de la façon que vous venez de dire, il se verra supérieur de la pagode. Alors il édifiera le public par l’éclat d’une aventure dont il sera le héros, et qui fera beaucoup de bruit dans toutes les provinces de la Chine.

LACHÉSIS.

Je suis curieuse de savoir quel doit être ce grand événement dont vous prétendez embellir l’histoire de ce bonze.

CLOTHO.

Et moi tout de même.

ATROPOS.

Le voici. La fille d’un docteur chinois, suivie de deux jeunes servantes, passera un jour devant la pagode, dont la porte sera ouverte : elle y entrera pour faire sa prière : n’apercevant personne, elle s’avancera jusqu’à l’autel de l’idole, où elle se mettra dévotement à genoux. Notre supérieur, caché dans un endroit d’où il pourra tout voir sans être vu, la regardera, et, la trouvant fort à son gré, il ira promptement chercher ses compagnons, auxquels il ordonnera d’enlever ces trois femmes.

LACHÉSIS.

Et cet ordre apparemment n’aura pas plus tôt été donné, qu’il sera brusquement exécuté ?

ATROPOS.

Assurément. Le docteur, étonné de ne plus voir sa fille, et fort en peine de savoir ce qu’elle est devenue, fera tant de perquisitions, qu’il apprendra que les bonzes l’auront en leur pouvoir. Il s’adressera aussitôt au général des Tartares de la province, et se plaindra du ravissement de sa fille. Le général, prompt à rendre justice, se transportera d’abord à la pagode avec le docteur, et demandera les personnes enlevées. Les bonzes répondront que Fo est devenu amoureux de la maîtresse, et l’a fait enlever avec ses deux suivantes. Le supérieur, payant d’effronterie, ajoutera que Fo, en voulant bien honorer de ses embrassements la fille du docteur, le comble de gloire, lui et toute sa famille ; mais le général tartare, sans s’arrêter aux fables des bonzes, visitera lui-même tous les réduits de la maison et du jardin. Il entendra des voix confuses qui sortiront d’une grotte percée dans un rocher : il fera abattre une porte de fer qui fermera l’entrée, et trouvera dans ce lieu souterrain la fille du docteur, avec plusieurs autres compagnes de son infortune. Elles seront toutes rendues à leurs familles ; et l’on mettra, par ordre du général, le feu aux quatre coins de la pagode, qui sera réduite en cendres avec ses infâmes ministres[4].

CLOTHO, à Lachésis.

Que vos doigts se préparent à filer les jours d’une fille qui prend naissance en ce moment dans l’Amérique méridionale. Une Portugaise, naturelle du Brésil, donne une héritière à son époux, qui est un des plus riches maîtres de plantations qu’il y ait dans la ville de San-Salvador. Prodiguons les vertus à l’enfant ; faisons-en une petite Lucrèce.

LACHÉSIS.

Fi donc, Clotho, vous plaisantez apparemment ; ce serait bien déplacer la chasteté. Non, non, ce n’est pas la peine d’aller chercher le vase qui donne cette vertu, et dont il ne faut nous servir qu’à la prière de Minerve ou de Junon. Une fille sage en Guinée y paraîtrait un phénomène nouveau...

Elle trempe le bout de ses doigts dans les vases de la beauté et de la volupté.

Contentons-nous de rendre celle-ci parfaitement belle. Pour cet effet je veux qu’elle ait un teint noir et luisant, le nez fort écrasé, une très grande bouche et de très petits yeux. Quand elle aura quinze ans, elle sera l’idole des Portugais du Brésil.

ATROPOS, riant.

Ah ! ah ! ah ! je ne puis m’empêcher de rire, en voyant Lachésis mettre la main dans le vase de la beauté pour faire une pareille créature, qui serait un monstre pour les Européens.

LACHÉSIS.

Oui, comme un teint de lis et de rose, une petite bouche vermeille et deux grands yeux bien fendus, paraîtraient bien effroyables aux Éthiopiens brûlés.

CLOTHO.

Véritablement la beauté est locale : c’est pourquoi la liqueur de ce vase, s’accommodant aux lieux, forme la beauté sur le goût, ou, si vous voulez, sur le caprice des nations.

ATROPOS.

Je sais bien cela ; mais je ne suis point du goût des Portugais du Brésil.

LACHÉSIS.

Ni moi non plus. Il faut qu’une femme, pour me paroître belle, ressemble à Vénus, à Junon ou à Pallas.

CLOTHO.

Sur les bords du Danube, la femme d’un pauvre baron allemand vient d’accoucher d’un enfant mâle dans sa chaumière. De quelles qualités jugez-vous à-propos de douer ce petit Allobroge ?

LACHÉSIS.

Pour compenser sa pauvreté, j’en vais faire un garçon plus beau que le plus beau jour, et qui aura la taille d’un héros de roman.

ATROPOS.

Donnez-lui, avec cela, de la prudence, de l’esprit et du courage.

LACHÉSIS, filant après avoir mis les doigts dans plusieurs vases.

Il aura les bonnes qualités que vous lui souhaitez ; mais il aimera le vin, le jeu et les femmes.

CLOTHO.

Je vais sur cela composer un tissu des aventures qui doivent lui arriver : il deviendra orphelin à douze ans, et se voyant sans bien, il se fera page de l’envoyé d’un prince de l’Empire, et ira en France avec lui. Il ne sera pas sitôt à Paris qu’il se déniaisera. Il aura le bonheur de plaire à une princesse qui, voulant l’avoir pour page, priera l’envoyé de le lui donner. Elle l’obtiendra, et le gardera jusqu’à ce qu’il ait vingt-cinq ans. Alors notre baron témoignera à sa maîtresse qu’il voudrait bien s’en retourner à son pays ; elle ne s’y opposera point, et lui fera une gratification de mille écus ; mais au lieu d’aller en Allemagne, il partira pour l’Angleterre, qu’il lui prendra fantaisie de voir, sur le rapport qu’on lui aura fait des merveilles de la ville de Londres.

ATROPOS.

Je suis curieuse d’apprendre ce qui lui doit arriver là ; car vous ne l’y faites point aller pour rien.

CLOTHO.

Non, sans doute : je lui prépare un événement assez singulier, et qui ne lui sera pas infructueux. Il passera près d’un mois à parcourir la ville de Londres, sans qu’il lui arrive la moindre aventure ; mais un soir, entre neuf et dix heures, il entrera dans l’hôtel garni où il sera logé, un homme qui, le tirant en particulier, lui dira en allemand : Une belle dame, qui vous a vu à la promenade, souhaite de vous entretenir cette nuit, pourvu que vous vous laissiez conduire les yeux bandés. Au reste vous ne courrez aucun péril, que celui de prendre trop d’amour.

LACHÉSIS.

Notre jeune baron, malgré sa prudence, acceptera la proposition.

CLOTHO.

Sans balancer.

ATROPOS.

Il montera sur-le-champ en carrosse avec son guide, qui lui bandera les yeux, et le mènera fort honnêtement à une grande maison, où, l’introduisant dans un appartement superbe, il lui fera voir la dame en question.

CLOTHO.

Elle sera masquée, et n’ôtera point son masque pendant une conversation de deux heures qu’ils auront ensemble, quelques instances que lui fasse le cavalier pour l’obliger à se découvrir. Après quoi le guide, le ramenant à son hôtel de la même manière qu’il l’aura amené, lui dira : Monsieur, je viendrai vous reprendre si l’on a besoin de vous. Le baron jugera, par ces paroles, que l’héroïne de l’aventure sera une jeune dame mariée à quelque vieux seigneur anglais qui voudra avoir d’elle un héritier ; et ce qui le confirmera dans cette opinion, c’est qu’un mois après son guide le reviendra voir pour lui apporter trois cents guinées, qu’il lui comptera, en lui disant : Dans quelque endroit du monde que vous soyez, vous toucherez tous les ans la même somme. Effectivement il la recevra pendant vingt années consécutives, sans savoir à la vérité de quelle part, mais bien persuadé que ce sera pour avoir fait un mylord.

LACHÉSIS.

Après vingt ans, pourquoi ne jouira-t-il plus de sa pension ?

CLOTHO.

C’est que le jeune seigneur anglais, son fils, prendra le parti des armes, et périra dès sa première campagne.

ATROPOS.

La femme d’un acteur de l’opéra de Bruxelles vient d’enfanter deux jumelles dans les coulisses. Regardons ces enfants d’un œil favorable ; faisons-en deux sujets fameux.

LACHÉSIS.

Volontiers : que l’une ait la voix d’une sirène, et que l’autre danse aussi bien que Terpsichore.

CLOTHO.

Elles entreront, dans leur puberté, à l’Opéra de Paris, d’où elles ne sortiront que chargées d’or et de pierreries. 

ATROPOS.

Oui mais j’ajoute à cela qu’elles trouveront ensuite de jolis hommes, dont le commerce n’augmentera pas leurs effets.

LACHÉSIS.

Écoutez, mes sœurs ; entendez-vous les cris que pousse une femme en travail dans un fort bel hôtel au milieu de Paris ? C’est l’épouse d’un des plus riches particuliers de France, d’un homme que Plutus chérit, et qui voudrait avoir un héritier. Elle nous invoque sous nos trois noms mystérieux.

CLOTHO.

Pour l’amour du dieu des richesses, sauvons-la de la mort, et finissons ses douleurs.

ATROPOS.

Nous le devons.

LACHÉSIS.

Elle est délivrée. Elle met au monde un garçon dans cet instant.

CLOTHO.

Que nous ferons plaisir à Plutus, si nous filons à cet enfant des jours d’or et de soie ?

ATROPOS.

Il n’y faut pas manquer.

LACHÉSIS.

Non faisons-lui une destinée digne d’envie. 

CLOTHO.

Donnons-lui toutes les qualités d’un galant homme...

À Lachésis.

Trempez vos doigts dans les vases du bon goût, du bon esprit et de la probité.

ATROPOS.

Que surtout il soit bienfaisant et libéral ; car un homme riche qui n’est pas généreux est un monstre.

CLOTHO.

Avec les vertus dont nous voulons bien le douer, qu’il ait quelque vice léger. Il ne serait pas juste qu’il y eût des mortels plus parfaits que les dieux.

LACHÉSIS, filant après avoir mis les mains dans plusieurs vases.

Laissez-moi faire... Il sera bien partagé sur ma parole. Sa vie sera longue, exempte de chagrin, ou plutôt égayée par une succession continuelle de plaisirs. Il aura des passions ; mais elles ne troubleront point son repos. Moins leur esclave que leur maître, il saura goûter leurs douceurs sans éprouver leur tyrannie. Il sera bon, galant, généreux ; et, ce que nous n’avons encore accordé à personne, quoique payeur, il possédera le cœur de ses maîtresses.

ATROPOS.

Passons d’une extrémité à l’autre. Une bourgeoise de Paris vient de mettre au jour un enfant mâle : faisons-en un auteur ; aussi bien nous n’en avons pas encore fait d’aujourd’hui, nous qui ne passons point de jour que nous n’en fassions pour le moins une centaine.

CLOTHO.

C’est fort bien dit : faisons-en un auteur universel, un écrivain qui compose tantôt en vers, tantôt en prose, pour tous les théâtres de Paris : et que ce soit un de nos irrévocables décrets, qu’il fera pendant sa vie cinquante-cinq pièces, dramatiques, dont quatre auront un heureux succès.

LACHÉSIS.

Encore ces quatre heureuses productions seront assez mal reçues du public, lorsque, dix ans après leur nouveauté, on s’avisera de les remettre au théâtre.

ATROPOS.

Je vois une vieille femme de chambre qui met un gros paquet de linge dans une allée, au pied d’un escalier ce paquet est un enfant nouveau-né qu’on expose.

CLOTHO.

Oui, c’est le fruit des honteuses amours d’une fille de condition.

Dans cet endroit de l’entretien des Parques, je me réveillai...


[1] Platon, dans le Gorgias, dit qu’Æacus et Rhadamanthe rendaient leurs arrêts dans une prairie où il y avait deux routes qui conduisaient, l’une au Tartare, et l’autre aux Champs-Élysées ; que la juridiction d’Æacus s’étendait sur l’Europe, celle de Rhadamanthe sur l’Asie ; et que quand il se trouvait des difficultés que ces deux juges ne pouvaient résoudre, ils avaient recours à Minos, qui, le sceptre d’or à la main, se tenait assis, et prononçait souverainement.

Du temps de Platon, la terre n’était divisée qu’en deux parties.

[2] Les femmes de l’empereur de la Chine sont divisées en six classes. La première n’est composée que de la reine, son unique épouse. Il y a dans la seconde classe trois concubines ; dans la troisième, neuf ; dans la quatrième, vingt-sept ; dans la cinquième, dix-huit ; et le nombre de la sixième n’est pas fixé.

Voyage autour du Monde, par Le Gentil.

[3] Les Chinoises s’estropient le plus souvent, à force de vouloir avoir les pieds petits.

[4] M. Le Gentil dit, dans son Voyage autour du Monde, que les missionnaires qui étaient de son temps à la Chine lui assurèrent que pareille aventure était arrivée dans une pagode.

PDF